1924 - N° 4 - Une chrétienne de fabrique

Une Chrétienne de fabrique

Un soir pluvieux du mois de mars dei nier... il est cinq heures trente... Dans salle d’attente de troisième classe de la gare de Tournai, des ouvrières de la filature voisine sont assises et ... bavardent... (Que voulez-vous que des jeunes filles fassent, dans une salle d’attente, si ce n’est causer ?)

Il y en a de toutes jeunes... et dans la petite centaine qui est là, la plupart ont encore leurs cheveux sur le dos... De bien pauvres fillettes, allez... qui portent la signature implacable d’une enfance passée dans les privations de guerre... Je les observe longtemps... et j’essaye en vain d’écarter de mon esprit aux aguets, la vision de la tuberculose qui semble déjà avoir mis sa marque sur ces pauvres petiotes...
Hâtives et espiègles elles guettent, dès leur entrée, les banquettes vides et y courent... Certaines, plus frileuses ou moins bien vêtues, font mine de venir se chauffer sur la plaque de chauffage, mais s’en éloignent, désillusionnées....

Leur train a du retard et les voici qui se groupent, s’interpellent joyeusement. Quelques-unes plus coquettes... (maladie incurable chez une jeune fille) se font peigner par des compagnes expertes en l’art des nouvelles coiffures... et l’on voit de pauvres petites mines blanches et jaunes qui se sourient dans un bout de glace en se voyant embellies par la nouvelle disposition de leurs cheveux... D’autres grignotent un bout de tartine en buvant à même une cruche de fer blanc...

Et j’écarte une deuxième vision : celle d’un tas de sociologues de journaux ou de revues, catholiques ou libéraux, laïques ou révérends pères... qui tous bien nourris, bien logés, bien reposés, bien vêtus, tombent à coups d’articles sur la classe ouvrière, cette « nouvelle riche d’après-guerre ».
J’avais remarqué deux trois apprenties, pas plus hautes que çà, qui s’amusaient follement en courant à droite, à gauche, taquiner leurs voisines. Visiblement ces petites se sentaient en récréations. Mais soudain, l’une pique vers sa place, y saisit un petit paquet, se dirige vers ses compagnes et, le dépliant, leur montre, redevenue très sérieuse, un crucifix. Oui, un de ces crucifix de trois francs comme les quincailliers en vendent avec leurs articles de ménage et chez qui les pauvres gens pour lesquels il n’y a que des choses sans art, sont bien obligés de se les procurer.

Les compagnes, l’examinaient curieusement et sans sourire, puis la petite leur dit. Admirative ; «

C’est un beau, n’est - ce pas ?... c’est pour la fête de maman ».

Ce fut dit en ce patois du tournait incopiable pour un profane...

Puis il y eut une pause, l’on parla haut clans le groupe des petites apprenties, il n’y eut plus de cris... et il me semblait lire dans les regards songeurs et calmes, tous les souvenirs des âges religieux de ces enfants ouvrières...

Et je partis très ému, je vous l’assure, en revoyant le geste angélique (car il y a plus d’anges qu’on se l’imagine dans ces porteuses de cruches de fer blanc) de ma petite apprentie, montrant avec fierté l’image, une pauvre image, de notre Sauveur et donnant à ses compagnes une grande leçon de vie chrétienne...

Là-haut, ce que la Vierge de Bethléem et de Nazareth aura dû bénir des deux mains cette pauvre petite fileuse du Tournaisis...

Et j’ai murmuré un Ave pour que la Vierge en fasse une apôtre.

FERNET.

SOURCE

Jeunesse Ouvrière, N° 4, avril 1924