1934 05 27 - Tonnet à Cardijn


Lettre de F. TONNET à Joseph Cardijn critiquant la JOC


Archives de l'Evêché de Tournai - B. 22. Copie dactylographiée, 27 mai 1936 (date ajoutée au crayon), 4 pp.


Transcrit par Bernadette Joret, Les origines de la J.O.C.F. (1912-1925), Mémoire présenté pour l'obtention du grade de licencié en Philosophie et Lettres (Groupe B2 : Histoire Moderne), Université catholique de Louvain, 1970.


Comme nous avons dû abréger notre entretien du 31 mars, je vous avais promis de mettre par écrit certaines remarques. Elles me sont personnelles mais elles m'ont été confirmées de ci, de là par des anciens dirigeants jocistes ou par des prêtres.

1. Le mouvement jociste actuel ne ressemble plus du tout à la JOC du début. C'est devenu un patronage modernisé. Il suffit de reprendre, en 1936, le "Manuel de la JOC", et de le confronter avec l'activité du mouvement. Vos enquêtes de ces dernières années restent absolumment sans suite pratiques.

Cette remarque est plus fondée encore pour les deux branches féminines dont les dirigentes font preuve de la plus ahurissante insouciance vis-à-vis de la vie professionnelle des jeunes ouvrières.

Ces deux branches sont comme les Patros de naguère : des écoles de résignation. En confiant toute l'activité à des innombrables petites bourgeoises l'on a fait dévier le mouvement. Cela est flagrant aux yeux de tout observateur.

Prenez la question des salaires féminins, des heures de travail... etc..., rien n'est tenté pour vos petites jocistes et vous prêtez ainsi la main à un avilissement des conditions de travail de l'ouvrière et à un sabotage de lois sociales si péniblement obtenues.

2. Le mouvement jociste devrait reconnaître l'erreur de tactique employée autrefois vis-à-vis de l'ensemble du mouvement chrétien. Cela a provoqué cette désertion catastrophique de milliers d'anciens jocistes qui ont tourné le dos à la cause ouvrière. Cette constatation est encore plus tragique pour la JOCF car l'on prétend que même les dirigeantes jocistes disparaissent à leur départ de la JOCF.

C'est la preuve que la JOC n'a donné à ses membres qu'un idéal limité à l'idéal jociste, alor qu'il avait toujours été entendu et proclamé que la JOC devait donner aux jocistes l'énergique désir de travailler toute leur vie au salut de la classe ouvrière.

Il me paraît incontestable que la JOC est une véritable secte boudant à des collaborations, à des initiatives communes prises pour la classe ouvrière, refusant ou minimisant sa participation à des campagnes communes préconisées par le mouvement ouvrier. Je reconnais que vos débuts ont été incompris ou battus en brèche par la CSC, LTC; de là une attitude de réaction qui s'expliquait.

Les membres de la JOC (et que dire de celles de la JOCF) vivent très souvent en marge du mouvement ouvrier de leur localité ou de leur région. C'est une erreur mortelle. Ne la poursuivons pas car l'heure n'est pas lointaine où l'on vous demandera-compte de toutes vos belles promesses de rédemption ouvrière répétées depuis tantôt quinze ans.

3. La désertion des anciens jocistes me prouve une autre erreur que celle que vous avez commise en reléguant à l'arrière plan des questions de la vie professionnelle des jeunes. Et surtout en ne vous adressant pas contre les innombrables situations révoltantes que nous avions sous nos yeux depuis douze ans et surtout en étudiant d'une manière permanente les remèdes a y apporter et en vous faisant éventuellement aider par la CSC, mutualités, et même mandataires politiques.

Il faut y revenir car la JOC a été fondée en bonne partie pour cela. Vous avez le droit d'évoluer, de changer de programme, mais il faut alors prendre un autre drapeau.

Je répète que vous avez le droit d'estimer qu'il vaut mieux maintenant faire du mouvement jociste un mouvement modèle d'action catholique dans le sens strictement religieux et moral. Mais je dis aussi qu'il faut déclarer que la défense et la protection des jeunes contre les innombrables abus semés dans leur vie de travail ne sont plus de votre domaine.

4. Je me suis renseigné sur les occupations de plusieurs permanents et permanentes jocistes. C'est tout simplement navrant. Et cela à cause de la puérilité du programme qui leur est imposé. Qui dira les heures qui ont été gâchées dans la vie de vos dirigeants et dans la vie des sections, depuis des années, avec vos répétitions de chants de choeurs parlés, et cela à une époque où la vie devient de plus en plus infernale dans les ateliers etc...

Et je dis que c'est détourner le mouvement jociste de sa raison d'être que d'amuser les jeunes travailleuses et travailleurs avec du verbalisme, alors qu'il y a mille misères sur lesquelles il faudrait se pencher et mille abus à combattre.

L'on en est déjà à parquer le mouvement jociste sur un terrain exclusivement religieux et moral. Pour beaucoup de catholiques c'est une confrérie des temps modernes qui ne les indispose pas trop. Il est temps que vous reveniez à vos idées personnelles de naguère : que de fois n'avez-vous pas dit, faisant le procès d'oeuvres populaires exclusivement pieuses, qu'elles étaient insuffisantes et que souvent elles étaient une nuisance. Vous faites prier et chanter et danser vos groupes face à la forteresse du régime capitaliste, alors qu'il avait été dit et entendu qu'on les mobiliserait pour une croisade. Or, une croisade, c'est une bataille, ce n'est pas une procession.

5. J'attire votre attention sur le danger que représentent les grandes réalisations matérielles, telles que Tourneppe, la Centrale jociste, etc... pour le mouvement lui-même. Vous vous souvenez de mon opinion à cet égard. Elle n'a pas changé. J'ai toujours prétendu qu'il fallait soutenir la pénétration en province par mille moyens et que les buildings ne servaient à rien pour cette pénétration. Je reste absolumment de cet avis.

P.S. J'écris ce post-scriptum trois jours après les élections. Elles ont montré, en Hainaut, que sur les 20.000 jeunes travailleurs hennuyers qui depuis 1924 furent jocistes, une infime minorité est venue rejoindre le mouvement ouvrier dans l'une ou l'autre de ces branches. Et ce qui est incontestable, c'est qu'ils ont dédaigné d'apporter leur soutien d'électeur à des listes d'ouvriers chrétiens luttant seuls... En Flandre, les anciens kajotters filent chez les Nationalistes (de même en Flandre Occidentale).


Source : Arch. ACJBF.