1920 01 03 - Cardijn à Tonnet

CARDIJN à TONNET, (Cannes), 3 Janvier 1920

Après cinq communications d’ordre divers, l’abbé Cardijn fait part à Fernand Tonnet de son enthousiasme pour l’apostolat qu’il espère pouvoir reprendre — « je parlerai à Son Eminence » — au grand dam des socialistes ; il l’engage à entretenir l’esprit apostolique de la Jeunesse Syndicaliste, à rester radicalement syndicaliste ; enfin il répond aux réflexions personnelles de Fernand Tonnet et lui confie son désir impatient de servir les plus déshérités.


Très cher Fernand,

3-1-20.

Encore et toujours un grand merci.

1° J’ai moi-même répondu à Thomas Braun (1). Il me sera probablement impossible de donner suite à son invitation. En tout [cas], réunissez les quelques notes qui me restent sur Kurth (2). Je vous écrirai s’il faut me les expédier.

2° Dites à Henri Lacroix (3), si vous le voyez, que j’ai rencontré son ami Fetwijs de Verviers, qui est au monastère de Lérins. J’irai y passer quelques jours la semaine prochaine, pour y respirer cette atmosphère de sainteté accomplie là pendant des siècles. Il y a de ces endroits privilégiés. Lérins est sûrement de ceux-là.

3° Prenez un abonnement au Peuple. Et pour la documentation des journaux, le plus pratique, si c’était possible, serait que vous marquiez au fur et à mesure les articles intéressants à conserver et que vous les fassiez découper par un ami désœuvré ! !

4° Pour les souhaits de nouvel an, s’il y en a, envoyez-moi les noms qui vous paraissent intéressants!

5° Si je me souviens bien, j’ai donné la requête pour l’agent de police à Monsieur Van Dun (4). Voulez-vous la lui demander ?

6° Chauffez-moi bien Haguinet (5) et les autres : il y a là quelques belles âmes  ; si on pouvait les gagner entièrement à l’apostolat ! Il n’y a que cela qui puisse nous sauver ! Brûler tous ses vaisseaux et se donner sans retour : vous verriez au bout de peu de mois le recul des socialistes ! Oh ! oui, prions pour que le Seigneur suscite douze apôtres, mais là, de vrais, de saints, d’entiers. Tous ces compromis, ces demi-mesures, ces programmes édulcorés, ces affirmations vagues et indécises (6), tout cela nous fait plus de mal que de bien! Pouvoir et puis oser ! Quand je reviendrai, je parlerai à Son Éminence (7)! Oh ! prions beaucoup, beaucoup, et incitez tous les amis à prier et à persévérer pour que la lumière luise bientôt et resplendissante, réchauffante et éclairante.

7° Pour la Jeunesse Syndicaliste ne laissez passer aucune occasion sans faire un nouvel appel à l’esprit d’apostolat ! C’est l’âme qui doit vivifier et déborder. Et tous les moyens doivent être employés pour la créer : conversations isolées, récits, lectures, causeries, promenades, peut-être parfois un apôtre étranger. Honoré (8), Lacroix, Verdoodt (9), mais surtout syndicaliste, n’est-ce pas ! Intransigeant sur ce point  ; un vrai syndicaliste autonome  ; la « chose» des jeunes, pas de congrégation ou de patronage. De grâce faites attention. Que pas un vicaire, ni un curé de paroisse ne puisse s’y tromper ! Il faut être radical sous ce rapport!

Et voilà... je viens de faire ce matin une plus belle promenade sur le bord de la mer : des vagues bleues, un soleil d’or, des montagnes neigeuses, de la verdure, de la lumière, de l’espace... Dieu ! Tenez, mon ami, ne faites pas les choses à moité ! Donnez-vous tout à fait ! Écoutez l’appel divin, il n’y a que cela qui reste ! L’amour ne devient vraiment beau qu’à ce niveau-là ! Oh pour savoir aimer tout à fait, à fond, il faut avoir beaucoup souffert et il ne faut pas faire les choses à moitié. J’ai souvent fait le rêve que vous me confiez : s’enfouir à 45 ans dans une Trappe ou une abbaye quelconque pour se taire tout à fait et expier... Mais voilà, laissez-vous conduire par le bon Dieu, mais donnez-vous tout à fait, et devant les attirances humaines parfois inévitables, ouvrez-vous à quelqu’un qui mérite votre confiance...(10)! Il ne faut pas s’ouvrir à beaucoup de personnes parce que peu en sont dignes ; quand on a trouvé un ami, on peut être heureux ! Et tous les autres on les aime passionnément comme des frères en N.-S., mais on ne leur demande rien. Et ce sont les plus misérables, les plus pauvres, les déguenillés qu’il faut aimer davantage, non pas comme un pharisien, mais comme un domestique, qui est fou de joie de pouvoir les servir, comme un poète qui découvre en eux toujours de nouvelles beautés, comme un autre Jésus qui veut les sauver, les élever, les ennoblir, les transporter jusqu’à Dieu. Et il faut vouloir les embellir, à tout point de vue, au point de vue social, matériel, intellectuel, moral, esthétique autant qu’au point de vue social ! Je n’ai jamais compris comment on pouvait séparer ces choses : ne sommes-nous pas essentiellement un, et les sources d’émotions les plus nobles ne sont-elles pas imbibées de beauté ! Au revoir ! Je pense continuellement à vous tous ! Pourquoi faut-il être un « malade » ? Allons, bon ! Priez pour moi comme je prie pour vous ! Et soutenez-vous tous mutuellement dans la foi en notre œuvre commune ! Et édifions-nous les uns les autres par un dévouement sans borne et une donation complète ! Ayons même l’ambition de convertir les socialistes à la beauté de notre doctrine ! Mais pour cela, encore une fois, soyons purs de tout alliage, éclatants de vérité! Quand donc tous ces problèmes financiers seront-ils résolus ? Au revoir ! Je prie pour vous tous et vous aime plus que vous ne le soupçonnez.

3-1-20 Jos. Cardijn.

(Év. Tournai, Fds F. Tonnet, B4 : 3 in- 40 r°v°, manus Cardijn).

Notes

(1) L’avocat Thomas Braun (1876-1961) et l’abbé Cardijn auraient été les deux orateurs d’une réunion organisée en 1916 à la salle Patria à Bruxelles à la mémoire de Gode-froid Kurth. (Déclaration de Me Émile Kébers).
Thomas Braun était le fils de Conrad Alexandre Baun (1847-1935), sénateur de Bruxelles de 1900 à 1929, qui était intervenu en faveur de l’abbé Cardijn après son arrestation de 1916.

(2) Godefroid Kurth (1847-1916), historien, professeur à l’Université de Liège, était décédé en janvier 1916. Les organisateurs de la VIIe Semaine syndicale de Fayt-lez-Manage lui avaient confié lediscoursde clôture prévu pour le 27 septembre 1914 (Neuville J., Aux origines des « Semaines Sociales » belges, p. 23, dans Dossiers de l’Action Sociale Catholique, janvier 1958).

(3) Henri Lacroix (1889-1964), originaire de Verviers, avait fait connaissance de l’abbé Cardijn comme militant syndical chrétien avant la guerre. Au front pendant la guerre, il était resté en rapport avec Fernand Tonnet. Il fut ordonné prêtre à Tournai en 1922.

(4) L’abbé Van Dun (1878-1943) était alors l’adjoint de l’abbé Cardijn à la direction des Œuvres sociales de Bruxelles.

(5) Georges Haguinet (1886-), alors employé de banque, marié et domicilié à Etterbeek, était propagandiste du syndicat chrétien des employés de Bruxelles.

(6) Allusion probable à la campagne électorale de novembre 1919 et aux tractations avec le Parti catholique.

(7) L’abbé Cardijn a toujours eu la plus grande confiance dans le cardinal Mercier. Celui-ci lui avait permis de passer une année à Louvain après son ordination en 1906. En 1915, il l’avait nommé à l'importante fonction de directeur des œuvres sociales de Bruxelles. Il semble aussi que la cérémonie du 8 novembre 1915 à Sainte-Gudule à Bruxelles et les neuf mois d’emprisonnement de l'abbé Cardijn en 1917 et 1918 aient beaucoup rapproché les deux hommes. (Voir Mayence F., La correspondance de Son Éminence le Cardinal Mercier avec le gouvernement général allemand pendant l’occupation, 1914-1918, p. 128-134). A la libération, le cardinal maintint l'abbé Cardijn dans ses fonctions malgré l’opposition violente de MM. Renkin et Crokaert. Il ne semble pas lui avoir tenu rigueur de la dissidence du Parti populaire chrétien aux élections de 1919 et de 1921. Enfin, le cardinal consentit à lui céder l’immeuble du « Gesellenverein » abandonné par les catholiques allemands, pour y fixer en octobre 1920 le siège des organisations ouvrières chrétiennes de Bruxelles.

(8) L’abbé Honoré Van Waeyenbergh était un ancien du cercle d’études de Laeken ; il avait passé la guerre au front comme brancardier et fut ordonné prêtre le 28 décembre 1919 à Malines.

(9) Probablement l'abbé André Verdoodt (1894), ordonné prêtre le 28 décembre 1919 à Malines.

(10) Deux mots illisibles ; peut)être « Vae soli ».

SOURCE

Marc Walckiers, Sources inédites relatives aux débuts de la JOC, Nauwelaerts, Louvain - Paris, 1970.