1919 12 22 - Cardijn à Tonnet

CARDIJN à TONNET, (Cannes, 22? décembre 1919)


De Cannes où il est en séjour de convalescence, l’abbé Cardijn donne à Fernand Tonnet quelques conseils pour la Jeunesse Syndicaliste ; il lui confie aussi son très vif espoir de pouvoir rester dans le mouvement syndi-cal de Bruxelles auquel il s’est consacré depuis quatre ans.


Lundi soir1. Merci Fernand (2) ! Votre lettre m’a mis du baume sur des plaies saignantes ! Je revenais du cap et du phare d’Antibes. Je suis sorti toute la journée me baigner dans la lumière, les couleurs et les parfums ! Quelle griserie ! Mais je me sens si dépaysé ! Je suis né pour travailler et je souffre tant d’être ici à ne rien faire ! Le pays est plus que beau, il est rempli de souvenirs de tout ce que le monde a connu de plus grand après le Christ : Augustin, Madeleine et la Sainte Baume, les îles, les moines et l’abbaye de Lérins (3)... et tout cela dans une féérie de bleu, de rouge, d’or et de vert avec toutes les teintes et les demi-teintes de l’arc-en-ciel ! Il faudrait être ici à deux, pour se retremper, pour refaire un plan d’ensemble et puis repartir... Je songe toute la journée à cela ! Si c’était possible ! Il y a encore tant à faire ! Prions que le bon Dieu nous trouve dignes !... Quand vous allez chez le Père Rutten ou l’abbé Belpaire (4), apportez-leur un rapport succinct et concret de tout ce qui a été fait pour la Jeunesse Syndicaliste : réunions du cercle d’études central, réunions des sections locales, statuts, règlement d’ordre intérieur, etc. (5) C’est l’avenir, cela! Et surtout de l’esprit d’apostolat, de conquête, d’audace : jeune et ardent ! Mon Dieu, si je pouvais m’y consacrer ! ! Si jamais le bon Dieu me demande ce sacrifice, ce sera rude ! ! Et pourtant, il ne faudra pas le refuser (6) !

Pourvu que les propagandistes et les chefs du mouvement bruxellois soient dignes et chics ! Je souffrirais tant de leur trahison (7) ! Je leur ai donné pendant quatre ans le meilleur de moi-même et n’ai reculé devant aucun sacrifice pour la cause ! Personne ne saura jamais combien j’ai aimé le mouvement, avec quelle passion je m’y suis attaché, combien je voulais le faire beau et grand et indépendant! Que j’ai souffert de certaines souillures! Vous comprendrez alors combien je souffrirais de devoir le quitter ! La classe ouvrière, c’est comme la personnification du Christ sur terre ! Et de la voir si abandonnée, si prostituée, si inconsciente de sa déchéance me déchire le cœur! Et c’est à son relèvement que j’aurais voulu consacrer ma vie! Mais cela ira bien, vous verrez. Il n’est pas possible que cela n’aille pas. En tout cas, faites ce qui est possible pour maintenir le bon esprit dans les hommes !

Où en est la documentation et la propagande ? Êtes-vous content ? Je viens de lire Le Voyage du Centurion de Psichari8. Cela m’a fait du bien. Mais pas assez près du peuple, de la classe ouvrière, de ces milliers de jeunes gens et de jeunes filles, que nous cotoyons tous les jours et qui se perdent parce que personne ne les aide assez concrètement. On en rencontre ici aussi parmi tout ce monde qui s’amuse et qui s’ennuie. Je suis allé écouter hier un grand sermon! Église archibondée ! Mais pas les mots qu’il fallait ! Oh ! non, pas les mots qu’il fallait ! Aucune âme n’aura été remuée ni rapprochée de l’Enfant-Dieu ! Quelle misère !

Au revoir! Tenez-moi au courant de tout. J’ai un mal de tête stupide depuis quelques jours ! Au revoir ! Des compliments à tous.

Jos. Cardijn

(Év. Tournai, Fds F. Tonnet, B1 ; in-4 r°, manus Cardijn).

Notes

(1) Souligné manus Cardijn. Dans le second paragraphe de cette lettre, l’abbé Cardijn fait part de son appréhension d’être écarté du mouvement ouvrier de Bruxelles, auquel il se consacre depuis quatre ans. La nomination de l’abbé Cardijn à la direction des œuvres sociales de Bruxelles datant du 15 août 1915, il faut sans doute situer cette lettre à la fin de l’année 1919, au moment où il était pour quelques semaines en convalescence à Cannes. Par ailleurs, l’abbé Cardijn fait allusion au sermon de la veille, relatif à « l’enfant-Dieu »  ; sa lettre serait proche de Noël 1919. Le « lundi soir » en question pourrait être celui du 22 décembre 1919, soit le lendemain du dernier dimanche de l’Avent. L’arrivée de l’abbé Cardijn à Cannes ne remonte en effet qu’à quinze jours avant la rédaction d’une lettre postérieure (N° 2), [du 27 décembre 1919] ; ceci correspond d’ailleurs à la date du 20 décembre 1919 figurant sur le visa du vice-consul belge à Cannes apposé sur le passeport de l’abbé Cardijn (Papiers Cardijn).

(2) Fernand Tonnet (1894-1945) était alors le secrétaire personnel de l’abbé Cardijn, directeur des œuvres sociales de l’arrondissement de Bruxelles. Il était en même temps la cheville ouvrière de la Jeunesse Syndicaliste, fondée en novembre 1919.

(3) L’abbaye de Lérins : sur la plus petite des îles du même nom, à un kilomètre au large de Cannes ; monastère cistercien de la congrégation de Sénanque.

(4) Le Père Rutten, O.P. (1875-1952), était alors le conseiller moral du bureau de la Confédération des Syndicats chrétiens. L’abbé Belpaire avait été nommé le Ier octobre 1919 directeur diocésain des œuvres sociales du diocèse de Malines ; il habitait au siège du Secrétariat général des Œuvres sociales chrétiennes de Belgique dirigé par le Père Rutten.

(5) Les statuts et le règlement de la Jeunesse Syndicaliste ont paru dans le second et le troisième numéros du bulletin mensuel La Jeunesse Syndicaliste (octobre 1920, p. 2-4 ; novembre 1920, p. 6-8). Cette lettre indique qu’en décembre 1919, la Jeunesse Syndicaliste était déjà bien organisée.

(6) L’abbé Cardijn était alors l’objet du mécontentement de personnalités catholiques de Bruxelles. Après le déménagement forcé des organisations syndicales chrétiennes de la rue du Boulet à la place Fontainas, le succès du Parti Populaire Chrétien (10 % des voix et 2 sièges de député) aux élections du 16 novembre 1919 n’avait pas dû apaiser les esprits hostiles aux démocrates chrétiens de Bruxelles.

(7) Les propagandistes du mouvement ouvrier chrétien de Bruxelles formulaient alors de vives réclamations à propos de leur traitement. (Voir p. 6, note 4).

(8) Psichari Ernest, Le Voyage du centurion, Paris, 1916.

SOURCE

Marc Walckiers, Sources inédites relatives aux débuts de la JOC, Nauwelaerts, Louvain - Paris, 1970.