1919 12 27 - Cardijn à Tonnet

CARDIJN à TONNET, (Cannes, ± 27 décembre 1919) (1)

L’abbé Cardijn conseille à Fernand Tonnet de maintenir la limite d’âge des membres de la Jeunesse Syndicaliste après le service militaire, « l’œuvre étant surtout éducative » ; il lui confie encore sa crainte de ne pas revenir d la direction des œuvres sociales bruxelloises, « parce que certains s’y opposeront » ; enfin, il émet un avis fort désabusé sur la vie à Cannes et souhaite aux « apôtres » de la Jeunesse Syndicaliste une sainte et heureuse année (1920).


Mon cher Fernand !

Merci mille fois  ; je reçois régulièrement le Standaard et La Libre Belgique, directement, je crois, de l’éditeur, et ensuite les paquets que vous m’envoyez ! Le Démocrate (2) ne pourrait-il pas faire la même chose ! Ainsi vous seriez débarrassés de cette corvée ! Je crois que vous pouvez hardiment m’envoyer tout sans timbre. Je crois que tout me vient régulièrement. Et c’est autant d’épargné !

Pour la « Jeunesse Syndicaliste », je crois qu’il faut garder si possible la limite d’âge jusqu’après l’armée (3). Et surtout faites bien comprendre qu’il ne peut s’agir là d’une question de concurrence ni d’étroitesse d’esprit : l’œuvre étant surtout éducative, le Bureau de la Confédération et des différentes fédérations le comprendra, j’espère. Sinon ce serait désespérer du mouvement syndical !

Oui, renouvelez l’abonnement à la Documentation catholique (4), mais pas à la Revue générale. Nous remplacerons celle-ci par le Katholiék sociaal weekblad (5) de Hollande.

Pour tout, n’écoutez que votre cœur, il vous inspirera mieux que je ne pourrais le faire... de loin ! Mon Dieu, que je voudrais déjà être de retour ! Déjà quinze jours ici ! Cela n’avance pas, mon ami, malgré le beau temps et les paysages magnifiques ! Le cœur n’est pas ici, et alors...

Je crains que malgré tout, je ne pourrai pas revenir à la direction des œuvres bruxelloises. Non pas que ma santé s’y opposera — elle n’aura jamais été meilleure qu’à mon retour — mais parce que certains s’y opposeront (6). Enfin, le bon Dieu décidera ! Pourvu que les propagandistes et les meneurs fassent de la bonne besogne ! Et qu’un esprit syndical réel (7) règne dans nos rangs! Cela me fait tant de mal de songer que les socialistes accapareront de plus en plus le mouvement !

Oh ! Si nous pouvions ! Pourvu qu’on soit sincère et loyal, le reste ira tout seul !

Ici, mon ami, pas un seul écho social ! Je me suis déjà informé s’il n’y a pas une œuvre, pas un groupement, à Cannes ou dans les environs. Jusqu’ici, je n’ai rien découvert ! Pays de jouisseurs, de fainéants et d’ennuyés ! Beau pays pourtant, et si riche en richesses matérielles et spirituelles ! Oh ! Si j’avais la cent-millionnième partie de toutes les fortunes réunies ce soir à Cannes, quel bien nous pourrions faire ! Est-ce bien chrétien tout cela ? J’ai entendu un sermon horrible le jour de Noël ! Pourtant l’Église était bondée de tout ce monde cosmopolite à qui il aurait fait bon dire la vérité en un si beau jour ! Au revoir, soignez tout pour la ... (8). Si possible, faites-vous aider pour la documentation! Mais surtout la Jeunesse Syndicaliste, des jeunes ardents, enthousiastes et convaincus ! De vrais apôtres ! Des compliments à tous ! S’il y a du nouveau, informez-moi, car je grille d’impatience ! Une sainte et heureuse année ! Dites, si la collaboration pouvait devenir ininterrompue, toujours plus intime et plus féconde ! Et droite, et honnête, et pure et vraie ! ! Au revoir ! Prions beaucoup.

Jos. Cardijn.

Des compliments à Jan Slagmuylder9.

(Êv. Tournai, Fds F. Tonnet, B2 : in-40 r°, manus Cardijn).

Notes

(1) L’abbé Cardijn, toujours à Cannes, attend d’être fixé sur son sort incertain de directeur des œuvres sociales de Bruxelles et souhaite à Fernand Tonnet une sainte et heureuse année. Cette lettre doit donc précéder celle du 3 janvier 1920. Par ailleurs, les réflexions de l’abbé Cardijn sur le sermon de Noël justifient une date postérieure au 25 décembre 1919, mais probablement antérieure au dimanche suivant. La date la plus probable, et en tout cas très approchante, serait donc le samedi 27 décembre 1919.

(2) Le Démocrate : organe quotidien de la démocratie chrétienne en Belgique, édité à Bruxelles, de 1919 à 1922.

(3) Article 6 des statuts de la Jeunesse Syndicaliste : « Les membres doivent être âgés de 14 ans au moins. Ils resteront à la Jeunesse Syndicaliste jusqu'après leur service militaire. » Cette disposition  risquait de porter préjudice au recrutement des syndicats qui réclamaient sans doute l’abaissement de la limite d'âge.

(4) Documentation Catholique : hebdomadaire de la « Bonne Presse », fondé à Paris en 1919.

(5) Katholiek sociaal weekblad : hebdomadaire hollandais fondé à La Haye en 1902.

(6) Il semble que les pressions exercées contre l’abbé Cardijn n’aient pas été négligeables : « Le Père Rutten et Belpaire ont voulu essayer pour voir si cela n’irait pas mieux avec l’abbé Van den Heuvel. Les ouvriers n’ont pas accepté. De là, la comédie de ces derniers mois, » écrivait Cardijn à Mademoiselle Madeleine De Roo, militante du mouvement social chrétien féminin (Cardijn à De Roo, Cannes, 30 janvier 1920; Papiers Cardijn ; 2 in-40 r°, manus Cardijn).

(7) Souligné deux fois, manus Cardijn. Dans sa lettre précédente et au second paragraphe de celle-ci, l’abbé Cardijn trahit un certain scepticisme à l’égard du mouvement syndical chrétien. Sa lettredu 30 janvier à Mademoiselle De Roo nous éclaire à ce sujet : « 30-1-20. Merci de la lettre du 27. Je savais déjà les réclamations des propagandistes à propos de leur traitement. Tout cela est évidemment très triste et très regrettable et me peine profondément. Le pire, c’est qu’on n’y peut rien. Cela me prouve une fois de plus que l’œuvre principale est la formation ouvriers-apôtres et d’ouvrières-apôtres qui veuillent se consacrer d’une manière exclusive au relèvement de leurs frères et sœurs de travail. Nous en sommes encore loin. Mais je n’en désespère pas. ... ». Ces réflexions montrent que l’abbé Cardijn attendait du mouvement ouvrier chrétien bien plus que la défense d’intérêts matériels auxquels les dirigeants syndicaux semblaient trop se limiter. C’est dans l’optique du relèvement matériel, moral et religieux — décrite dans la lettre du 3 janvier 1920 à Fernand Tonnet — que l’abbé Cardijn constitua la Jeunesse Syndicaliste.

(8) Illisible.

(9) Jan Slagmuylder (1896-1963) était alors un membre actif de la Jeunesse Syndicaliste ; il avait dirigé le « Syndicat des apprentis » à Laeken pendant la guerre.


SOURCE

Marc Walckiers, Sources inédites relatives aux débuts de la JOC, Nauwelaerts, Louvain - Paris, 1970.