1920 01 3-12 - Cardijn à Tonnet

CARDIJN à TONNET, Cannes, (3-12 janvier 1920) (1)

L’abbé Cardijn demande à Fernand Tonnet de lui envoyer ses notes sur Godefroid Kurth. Il lui fait part de son maintien probable à la direction des œuvres sociales bruxelloises. Enfin, il rassure ses jeunes collaborateurs sur l’avenir du mouvement « malgré les politiciens et les financiers ».

HÔPITAL MILITAIRE BELGE VILLA ALBERT Ier CANNES
FONDATION DE SON ALTESSE ROYALE MADAME LA DUCHESSE DE VENDOME

Cher Fernand,

Monsieur l’avocat Braun me demande ma conférence sur Kurth pour la seconde moité de février. Voici : voulez-vous m’envoyer en recommandé les notes que vous trouverez à ce sujet : il y a des extraits de Saint Boniface2 et des conférences qu’il fit aux Congrès eucharistiques. Envoyez-moi aussi la brochure bleue. Je ne sais pas si j’en sortirai. Si je pouvais trouver ici quelques livres, cela me sauverait ! Mais hélas, ce n’est pas une région de richesses littéraires ou historiques! Enfin, je ferai ce que je pourrai!

J’apprends que votre brochure sur de Lalieux est finie3. En êtes-vous content ? Je suis désolé de ne pouvoir en prendre connaissance !

Il paraît que le sort en est jeté et que je resterai à la direction [des œuvres sociales de Bruxelles].
Quelle sinistre comédie ! Si la classe ouvrière n’était pas là, tendant les bras, il y a longtemps qu’on aurait eu un haut-le-corps et qu’on aurait tout vomi ! Maintenant par amour pour le bon Dieu et pour tous ces malheureux et ces malheureuses, on s’attellera avec plus de joie que jamais à la tâche.
Voici, mon ami, restons, nous, bien fidèles, tirons à la même barque et à la même corde, et la mer furieuse ne parviendra pas à l’engloutir ! Quand je lis certaines lettres, il me semble qu’il y a parfois comme une immense anxiété qui prend certaines âmes sur le sort de notre mouvement. Oh ! mon ami, soyez-en bien convaincu, malgré les politiciens et les financiers, le mouvement réussira s’il est entraîné par des convaincus et par des saints. Certes les opérations financières qu’on est en train de faire ne me plaisent pas du tout4, mais on renverse tout cela comme un jeu de cartes, du moment qu’on a les ouvriers derrière soi ! Ne permettez donc pas que personne se décourage : tous ceux qui veulent atteindre les sommets doivent passer par la « nuit obscure » de l’épreuve ! Mais de grâce, qu’on veille plus que jamais aux convictions, à la formation, à l’âme des propagandistes. Plus fort que le diamant, mais plus tendre qu’une mère ! Qu’on ne l’oublie ! Rassurez donc Partous5 et tous les autres, mais demandez-leur plus que jamais de l’abnégation, de l’amour, du dévouement!
Au revoir, mon bien cher ami, n’oubliez pas de m’envoyer immédiatement tout ce qui se rapporte à Kurth. Le Père Charles Fetwijs me demande pour l’île de Lérins L’Église aux tournants de l’histoire de Kurth ! Ajoutez-le au reste ! Merci d’avance. Le temps est superbe, mais il y a un mistral de tous les diables ! Oh ! si on pouvait être ici tous ensemble, perchés en rond sur une pointe de rocher devant l’immensité de la mer, des montagnes et des cieux, comme toutes les mesquineries auraient peu de prise sur nos âmes ! Au revoir ! Il n’y a que l’amour qui reste, l’amour désintéressé, infini et éternel, l’amour de cette beauté idéale dont nous voulons rapprocher les créatures, de cette Bonté substancielle dont nous voulons nourrir tous les affamés et qui doit nous presser bien fort sur son cœur pour que nous ne sentions plus les meurtrissures, les trahisons et les bassesses d’ici-bas! Au revoir, je vous bénis très affectueusement.

Jos.

(Év. Tournai, Fds F. Tonnet, B3 ; in-8° r°v°, manus Cardijn).
Notes

(1) Dans sa lettre datée du 3 janvier, l’abbé Cardijn avait demandé à Fernand Tonnet de rassembler ses notes sur Godefroid Kurth; dans celle-ci, il demande de les lui envoyer; celle-ci est donc postérieure. Par ailleurs, dans sa lettre datée du 26 janvier, l’abbé Cardijn annonce qu’il a envoyé son manuscrit à l’avocat Braun; elle lui est donc antérieure. Enfin, l’abbé Cardijn annonce dans cette lettre qu’il gardera la direction des œuvres sociales, tandis que dans les lettres datées des 12 et 26 janvier il semble considérer cette décision comme acquise, et dans celles de décembre 1919 et du 3 janvier 1920, il appréhende de ne plus pouvoir la reprendre. Cette lettre doit donc être située entre celles du 3 et du 12 janvier 1920.

(2) Saint Boniface, par Godefroid Kurth, dans la collection « Les saints », Paris, 1902.

(3) Un Belge de vingt ans : Louis de Lalieux de la Rocq, par F. Tonnet, Bruxelles, 1920.

(4) L’abbé Cardijn est plus explicite dans sa lettre du 30 janvier 1920 à Mlle De Roo : « je trouve que la solution financière acceptée par le Père Rutten est vraiment malheureuse. D’après moi, c’est un recul de plusieurs années. On répond que le Père Rutten était obligé de choisir entre le refus de subsides ou l’acceptation des conditions imposées par les financiers. Moi, j’aurais refusé en expliquant les motifs de mon refus, et j’ai peine à croire que Son Éminence et les financiers catholiques auraient accepté les conséquences du désastre : je trouve que le Père Rutten ici a manqué d’énergie. » (Cardijn à Melle De Roo, Cannes, 30 janvier 1920 ; Papiers Cardijn ; 2 in-40 r°, manus Cardijn).

(5) Frans Partous (1888-), propagandiste de la fédération bruxelloise des syndicats chrétiens ; il fut conseiller communal d’Anderlecht (Bruxelles) de 1921 à 1958.

SOURCE

Marc Walckiers, Sources inédites relatives aux débuts de la JOC, Nauwelaerts, Louvain - Paris, 1970.